Ghannouchi, l’occulte islamiste

Ghannouchi, l’occulte islamiste
Accueilli triomphalement par des milliers de partisans à son retour d’exil fin janvier, célébré comme une rockstar dans les meetings, Rached Ghannouchi peut maintenant, dix mois après la révolution, savourer sa victoire dans les urnes. Ennahda («Renaissance»), le mouvement qu’il a cofondé en 1969, vient de remporter une large victoire aux premières élections libres du pays. «Cheikh» Ghannouchi, comme l’appellent ses sympathisants, est un «animal politique», affirme une source anonyme dans un parti de gauche, «une force tranquille, qui avance malgré et dans l’adversité». Un tenant de ce double discours caractéristique du mouvement, accusent aussi ses détracteurs. Sa doctrine est «ambiguë», juge ainsi Hamadi Rédissi, politologue et président de l’Observatoire tunisien de la transition démocratique : «Il navigue entre le califat et l’état civil, entre le modernisme et la rigueur idéologique, entre l’électoralisme et l’agitation permanente. Il est capable de dire tout et son contraire. Je pense qu’il est sincèrement et profondément divisé intérieurement.» Ghannouchi se réclame de l’islamisme modéré des Turcs de l’AKP. Mais, dans les ouvrages qu’il a écrits, «les sources intellectuelles sont toujours les mêmes : Hassan el-Banna, le fondateur des Frères musulmans, ainsi que d’autres islamistes radicaux», dit Rédissi.

«Arbitre». Né dans le Sud tunisien, à El-Hamma, Ghannouchi «a le parcours typique d’un islamiste radical : issu d’un milieu rural, d’une classe sociale peu élevée et devenu professeur», décrypte Rédissi. Diplômé de philosophie, il a étudié au Caire, à Damas et un an à Paris. Insuffisant pour lui laisser l’aisance d’un français fluide. D’abord versé dans les théories nationalistes et socialistes du baasisme, il découvre l’islam politique au cours de ses études. De retour en Tunisie, il recrute des jeunes autour de lui, à Kairouan, Tunis, dans les banlieues, formant le premier embryon d’islamisme politique du pays. Il unit ensuite ses forces avec celles d’Abdelfattah Mourou en 1969. En 1978, ils créent le MTI, le Mouvement de la tendance islamique, et s’en partagent la tête. Le parti prend de l’ampleur tandis qu’Habib Bourguiba réprime. A l’arrivée de Ben Ali au pouvoir, Ghannouchi applaudit, comme beaucoup, croyant à l’ouverture annoncée. Mais le MTI, devenu Ennahda en 1989, se voit toujours refuser le visa promis par le nouveau raïs.

La même année, les législatives consomment le divorce : Ennahda, qui n’a pu se présenter que par le biais de listes indépendantes, remporte officiellement 13% des voix (il revendique plutôt 30%). Mais aucun siège, tous ont été raflés par le parti de Ben Ali. Ghannouchi s’envole dans l’année pour Londres, où il demande l’asile politique. Une partie des militants «lui tiendra toujours rigueur de les avoir ainsi abandonnés à leur sort», explique Zied Krichen, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire le Maghreb. Car, pendant ce temps, le régime lance une répression systématique contre les islamistes. Le coup d’envoi a lieu après l’attentat de Bab Souika, en 1991, qui leur est attribué. Des milliers d’entre eux – 30 000, affirme le parti – sont emprisonnés. Vingt ans plus tard, le sort réservé aux islamistes est devenu un atout dans leur campagne, une garantie de la sincérité de leur combat, pour une partie de la population. Mais le mouvement est disloqué, affaibli par des années de clandestinité et d’éparpillement. «Ennahda avait besoind’un chef pour rassembler tout le monde, d’autant qu’il y avait plusieurs clans. Ghannouchi en est l’arbitre», explique la source anonyme. «Différentes générations de l’islamisme se sont rassemblées autour de lui, estime Zied Krichen. En interne, il est rassembleur. Mais il ne séduit pas le reste de la population, ne donne pas une image rassurante. Il fait des efforts, mais il n’arrive toujours pas à sourire, par exemple.»

«Base». Plus qu’à leur chef, c’est à leur rapide réorganisation, à leur quadrillage du pays, que les islamistes doivent leur succès. «Ils avaient à leur disposition des dizaines de milliers de cadres de qualité, poursuit Krichen. Mais aussi des centaines de milliers de sympathisants. Il y avait une base à prendre, notamment dans la jeunesse radicale, et ils l’ont prise.» Ennahda investit le social, travaille en très étroite collaboration avec des associations caritatives, dont les membres se confondent parfois avec les militants du parti. «Beaucoup d’associations de charité sont proches d’Ennahda, remarque Slaheddine Jourchi, journaliste et ex-compagnon de route du mouvement. La pratique se retrouve dans d’autres partis mais, chez les islamistes, elle se base sur une idéologie religieuse qui met en avant le fait que le prophète était proche des pauvres, que l’islam a des solutions sociales.»

Juste après le 14 janvier, Ennahda, légalisé le 1er mars, a d’abord vécu «une révolution interne pacifique», expliquait fin septembre Ali Larayedh, porte-parole et membre du bureau exécutif. La vieille garde se réunit rapidement. Elle tient, en conclave, des congrès locaux, régionaux, nationaux. Et se structure pour calquer, au final, l’organisation administrative de l’Etat : chaque région, chaque canton, chaque imada («quartier») a désormais sa section. «Nous étions éparpillés, sans dialogue depuis vingt ans. Nous avons pu reconstruire le parti sur des structures nouvelles, l’adapter pour devenir apte à gérer la chose commune», vante le porte-parole. Pour le moment, ce sont les anciens militants, ceux passés par la prison, qui gardent la haute main sur le parti.

«Notre base a un peu changé», souligne toutefois Ali Larayedh. Les dirigeants pourraient suivre, lors du congrès du parti qui doit se tenir à la fin de l’année. Rached Ghannouchi a affirmé depuis longtemps qu’il laisserait sa place à cette occasion. Il a aussi promis de ne pas briguer la présidence, ni aucun autre poste. «Il veut retourner à l’écriture, développer la pensée politique islamiste, explique sa fille Yosra, 33 ans, engagée comme ses cinq frères et sœurs dans la campagne. Mais il a la politique dans le sang.» Qui lui succédera à la tête du parti ? Hamadi Rédissi penche pour «une direction à deux têtes». Quant au futur gouvernement, il pourrait être dirigé par Hamadi Jebali, le secrétaire général du parti.

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