En Algérie, «la classe politique est déjà dans l’après-Bouteflika» (Mediapart)

Que se passe-t-il au sommet de l’Etat algérien? Affaires de corruption touchant la plus grande entreprise du pays, condamnation par contumace d’anciens terroristes censés être détenus par les autorités algériennes, pressions sur la presse écrite, interdiction pour les universitaires de se rendre à l’étranger sans avoir communiqué le texte de leur intervention…Le député du parti d’opposition RCD, Saïd Sadi, estime que le régime actuel est en état de «décomposition avancée».

Vous estimez que l’Algérie a atteint un niveau de désorganisation au sommet de l’Etat algérien tout à fait inédit…

Il y a en effet une décomposition qui s’accélère, un certain nombre de signes l’attestent. Je ne souscris pas aux thèses occidentales qui voient en l’Algérie le théâtre d’affrontements entre civils et militaires. Sur la nature du système, les fraudes, les cooptations, l’opacité, ils sont tous d’accord. Maintenant, il y a des frottements entre les clans du président et les services spéciaux, c’est sûr, ce qui se traduit par une paralysie générale des institutions dans un pays où les problèmes sociaux ne font que croître. Un exemple très simple: cela fait maintenant quatre mois que le directeur de la sûreté nationale a été tué dans son propre bureau. À ce jour, les différents clans n’ont pas réussi à se mettre d’accord pour un remplaçant. La sûreté nationale demeure donc sans chef, dans un pays où, mercredi encore, il y a eu onze gendarme tués, à Tamanrasset.

Le remaniement ministériel, qui a eu lieu il y a quelque mois, illustre également l’impossibilité d’arriver aujourd’hui en Algérie à des compromis qui permettent la poursuite des politiques engagées.

On fait par exemple monter l’ancien ministre de l’intérieur au poste de vice-premier ministre, sans que l’on sache exactement quelles sont ses attributions… Normalement, on a d’abord besoin de quelqu’un pour mener une mission précise, et l’on voit qui y affecter. Là, c’est le contraire, on se pose la question de l’utilité de quelqu’un après l’avoir nommé. Au final, ça flotte. Et puis, il y a une multiplication des jacqueries qui explosent un peu partout en Algérie, y compris dans la périphérie d’Alger, où des jeunes, par groupes de 100, 150, foncent sur une institution, comme les centres d’attribution des logements, pour faire part de leur mécontentement.

On dit le président Bouteflika malade, et tout récemment la rumeur de sa mort a encore fait le tour des rédactions internationales. Des doutes persistent sur sa capacité physique à gérer les affaires du pays. Les partagez-vous?

Je suis médecin, je ne l’ai pas examiné et je ne dispose pas de son bulletin de santé. Mais c’est une évidence, il n’apparaît pas: depuis son retour de la réunion de Nice, il y a un mois, on ne l’a plus revu. Et c’est pareil depuis deux ans: on fait en sorte qu’il soit présentable deux ou trois jours, et puis il disparaît deux/trois semaines. C’est ce que j’ai pu constater, et ce n’est aujourd’hui un secret pour personne qu’il n’a pas la capacité de faire face à ses obligations de manière pérenne. Comme, dans le même temps, il ne délègue rien, les problèmes s’accumulent, les tensions sociales s’aggravent.

Je vais vous dire très clairement une chose: je suis député de l’opposition, les ministres évitent donc de parler devant moi publiquement. Quand je les croise dans un ascenseur cependant, ou à l’écart des réunions officielles, je constate que l’ensemble du gouvernement, y compris ceux qui savent bien qu’ils ne doivent leurs nominations qu’à Bouteflika, et il y en a beaucoup, tous les ministres sont installés dans l’après-Bouteflika, aussi bien du point de vue psychologique que politique. L’ensemble du personnel politique, FLN compris, ne veut plus aujourd’hui s’impliquer de façon trop engagée autour du projet de Bouteflika. C’est en partie ce qui paralyse l’Etat algérien.

Mais, encore une fois, ce n’est pas tellement ça le problème, puisqu’il y a un accord parfait entre les militaires et le Président sur la nature du système politique algérien. Demain, Bouteflika partirait, un militaire viendrait le remplacer, on aurait droit à la même gestion de la rente pétrolière, la même opacité dans les affaires publiques, au même bourrage des urnes. Il y a une compétition clanique, mais il n’y a pas de divergence systémique

Revenons sur les signes de décomposition du régime que vous évoquiez: le 30 juin, selon la presse algérienne, les autorités auraient empêché trois professeurs de l’université Mouloud Maamri à Tizi Ouzou de prendre part à un colloque scientifique au Maroc.

Le ministère exige désormais de connaître la nature de la communication des universitaires algériens qui souhaitent se rendre à des colloques à l’étranger. C’est insupportable. D’autant que ce que l’on observe dans l’enseignement supérieur, vous pouvez le relever ailleurs, et notamment dans la presse, qui connaît de plus en plus de pression ces derniers mois, comme en témoignent certains journalistes du quotidien Liberté par exemple, et aussi des menaces directes de censure, notamment par le biais de la publicité, qui est un moyen de pression très efficace. Je parle de la presse, parce que vous savez bien que par ailleurs la radio et la télévision n’ont pas connu de libéralisation en Algérie. Ce sont des médias d’Etat.

Comme tous les régimes un peu usés, qui refusent tout idée de changement malgré leur échec, les autorités algériennes se braquent et se ferment.

Après les affaires qui ont touché la compagnie algérienne de pétrole, la Sonatrach, ainsi que le chantier de l’autoroute est-ouest, 25 députés ont demandé la mise en place d’une commission d’enquête sur la corruption…

(Il coupe) Je ne crois pas du tout à la possibilité d’une telle commission d’enquête. Vous savez, il y a deux mois de cela, notre parti, le RCD, a demandé à l’assemblée que soit organisé un débat général sur la corruption. Cela nous a été refusé. Nous en aurions pourtant bien besoin, car les enquêtes judiciaires n’ont pour l’heure qu’effleuré le problème, en mettant en lumière des affaires qui ne touchent que des contrats mineurs.

Que pensez-vous de l’annonce des condamnations par contumace de deux anciens terroristes, l’un, «El Para», impliqué notamment dans l’enlèvement des moines de Tibéhirine, et l’autre, l’ancien fondateur du GSPC, Hassan Hattab, déclaré «en fuite» par les autorités algériennes, alors que les deux étaient censés être aux mains de la justice, en 2004 et en 2006?

Cela illustre exactement la désorganisation du système. Tout le monde sait qu’«El Para», qui n’est quand même pas n’importe quel terroriste, est entre les mains des services de sécurité algériens, comme l’a confirmé le ministère de l’intérieur.
Le pouvoir n’a pas aujourd’hui de vision claire sur la manière de lutter contre le terrorisme. Bouteflika voulait absoudre tout le monde, et puis l’on s’aperçoit aujourd’hui que les gens qui étaient censés être entrés dans le processus de réconciliation nationale sont livrés en pâture à la justice dans des conditions tout à fait ubuesques. Là aussi, c’est le grand n’importe quoi, il n’y a plus de démarche cohérente. C’est d’autant plus préoccupant que le terrorisme au Maghreb demeure une réalité, et qu’Al-Qaida semble bel et bien avoir choisi l’Algérie pour investir l’Afrique du Nord, notamment en raison de l’instabilité actuelle du pays. C’est là que la matrice est la plus porteuse. Il n’y a certes plus les grands massacres que l’on subissait dans les années 1990, mais il ne se passe un mois sans que des policiers ou des militaires soient attaqués.

Dans le livre Amirouche, une vie, deux morts, un testament, que vous venez de publier, vous expliquez qu’il faut connaître la vie de ce célèbre colonel algérien pour comprendre «l’échec de l’Algérie d’aujourd’hui».

Si j’ai choisi de parler de cet homme-là, c’est que sa vie est exemplaire de l’histoire de l’Algérie, avant comme après l’indépendance. Avant 1962, il était de ceux qui estimaient que la guerre d’Algérie n’était pas un conflit de religion, de civilisation, mais une lutte pour un projet politique et social. En 1959, le colonel Amirouche de l’Armée de libération nationale se rendait à Tunis pour contrer la menace que faisait peser sur la nation algérienne l’armée des frontières, et dissoudre le MALG, l’ancêtre de la sécurité militaire qui sévit aujourd’hui. Il a été stoppé par une armée déployée par la général Massu. Et finalement, ce putsch contre les idées progressistes de la révolution algérienne, nous n’en sommes jamais vraiment sortis.

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