Ce nouveau monde en germination dans le terreau du malheur

A cette époque de violente transition historique, les prophètes de l’apocalypse dramatisent les fumées noires de la société pyramidale en calcination. L’indigence philosophique des discoureurs médiatiques fait de la prédiction du malheur son fonds de commerce. Les intellectuels oublient leur vocation première, la transgression des lignes interdites, la démystification des messes dites, la prospection des perspectives inédites. L’intellectuel est insoumis ou n’est pas. Dans cette inconsistance tragique, le populisme sème allègrement les cendres des totalitarismes révolus. L’énarchie dirigeante tisse désespérément des modélisations dérisoires sans d’autre prégnance sur les réalités sociales que l’aggravation des dysfonctionnements bureaucratiques. Le chaos des transformations imprévisibles, le désordre des mutations invisibles, le cataclysme des ordres établis, qui déstructurent, de fond en comble, les schémas vermoulus de gouvernance, sont, avant tout, symptomatiques des possibles insoupçonnables, auto-réalisables sans programmations téléguidées, dans une complexité irréductible aux schématisations oppressives des pouvoirs en sursis. La technocratisation triomphante des dernières décennies ne laisse dans ses décombres qu’une déculturation générale propice à tous les fanatismes. Les passions destructrices creusent leur lit dans le vide de la pensée. L’ère de l’insignifiance est frappée d’infécondité cognitive.

La politique, comme système de sous-traitance des affaires publiques, corrupteur du bien commun, pollueur des relations sociales, déprédateur de l’égalité citoyenne, révèle son obsolescence. Le concept de pouvoir, qui présuppose, dans tous les cas, la subordination de l’humain à l’humain, la différenciation discriminatoire des attributs, la précellence vexatoire des statuts, est radicalement remis en cause, non seulement dans sa nature et sa substructure, mais dans son existence même de pouvoir pour le pouvoir, qui, loin d’être un agent de régulation sociale, n’est qu’une arme de contrôle et de surveillance, un véhicule de troubles nécessaires à sa raison sécuritaire . Le pouvoir, dépouillé de son principal nerf de la guerre, le monopole de l’information et le secret de l’intervention, ne peut plus créer l’événement. Il ne commande qu’un gouvernail sous coffrage. L’œil rivé sur ses dérives et ses déboires, il guette avec angoisse sa déroute et son naufrage. Le pouvoir politique ne survit aujourd’hui que par son art de la désinformation et son expertise de la manipulation.

L’irréversible mondialisation s’avère terriblement paradoxale. D’un côté, les capitaux se délocalisent, se volatilisent dans les paradis fiscaux, se détournent des émissions productives pour surfer sur les crises, court-circuitent les combinaisons de leurs propres décideurs. Les finances, mobiles de tous les mobiles, finalités de toutes les finalités, dévidés de leur substance socio-économique, déshumanisent la politique et robotisent les gouvernances. Les citadelles explosent. Les idéologies implosent. Les prépotences exécutives, gardiennes de l’ordre mécanique, se retrouvent sans boussole. Le pouvoir se technocratise, se dépersonnalise, se drape d’objectivité factice. Les guerres fragmentées, dans les vestiges des cartels désintégrés, prolifèrent comme des maladies virales, cumulent les crimes génocidaires sous prétexte d’erreurs conjecturales, résonnent comme une fuite en avant annonciatrice de la faillite générale.

D’un autre côté, les singularités culturelles se décloisonnent, se liaisonnent, s’additionnent dans des créations fusionnelles. Le désordre actuel réveille les semences endormies, révèle les prédispositions méconnues, épanouit les diversités ignorées. La globalisation débarrasse l’humanité du concept délétère d’identité et de la toxicité de ses retombées concrètes. L’enracinement, qui ne peut se réduire aux faveurs héréditaires, n’a de sens qu’ancrage dans le patrimoine commun de l’humanité. L’ostracisme dans l’autarcie relève du protectionnisme suicidaire. La diversité humaine est vitalement rhizomique, originellement multiple, en continuelles démultiplications cellulaires, variations modulaires, interversions polaires. L’interactivité créative germe dans les intersections existentielles pour éclore en frondaisons culturelles. La connectivité transversale matérialise, dans un espace-temps inaccessible aux restrictions administratives, les libertés d’expression, de création, de circulation des œuvres et des idées, infante sans cesse des brassages, des métissages, des hybridations insolites, réensemence des devenirs imprédictibles. La toile internétique abolit toutes les frontières. L’humanité reconquiert son nomadisme, sa mobilité physique et mentale. Des illuminations artistiques, des jonctions symboliques, des transfigurations sémiotiques naissent de rencontres aléatoires.

Le chaos n’est pas l’anéantissement. Le chaos est une dislocation des centralités stérilisantes des énergies vives, une reconfiguration organique des vigueurs productives, une transmutation alchimique, qui déploie l’immense champ des possibles. Ce chaos libérateur des déterminismes mortifères, est une fractalisation nécessaire des organismes pétrifiés, une dilatation salutaire des mécanismes calcifiés, une mise à nu des pouvoirs liquéfiés, une remise à plat anamnestique de l’histoire humaine. Il dévoile le sens de la vie et l’essence de l’existence, les sources génératrices et les racines fécondatrices, les inspirations matricielles et les causes essentielles. Le chaos, aimanté par des attracteurs étrangers, réussit des équilibres instables, traversés par des symétries fascinantes, qui s’apparentent aux correspondances affinitaires. Le cœur, dans ses balancements entre systoles et diastoles, échappe à toute détermination quantifiable de ses états intermédiaires. Le principe d’incertitude, au lieu d’être appréhendé comme vecteur d’angoisse, devrait être reconnu comme propulseur d’énergie nouvelle. La magie de la vie n’est-elle pas dans sa perpétuelle oscillation chaotique entre attracteurs étrangers ? De même la nature puise dans ses ressources entropiques les remèdes aux ravages des techno-sciences, de même la société humaine, quand elle semble courir à sa perte, retrouve dans sa mémoire première l’antidote à sa dégénérescence. La pluralité bourgeonne d’embranchements infinis quand elle s’émancipe de son moule paradigmatique.

Le nouveau monde en germination exige des problématisations imaginatives, des conceptualisations inventives, des théorisations évolutives, une approche holistique, une vision syncrétique, une perception dynamique des complexités vivifiantes. La technologies nouvelles accélèrent vertigineusement le temps des métamorphoses. La planète est d’ores et déjà, dans ses urbanités et ses ruralités, un gigantesque laboratoire, où d’innombrables expériences autogérées s’impulsent, où des initiatives insensées se propulsent, sans autorisations préalables, réalisent l’inimaginable, s’impriment dans des pratiques improbables, prospèrent et prolifèrent quand leur exemplarité les confirment. Le déclin de l’universalisme univoque, de l’humanisme équivoque, de la réification consumériste, s’accompagne d’une émancipation sans frontières. La renaissance de l’urbanisme écologique, de l’agriculture biologique, des médecines traditionnelles, des sagesses anciennes, des cultures ancestrales, des langues régionales, si longtemps dénigrés par l’hygiénisme colonial, dessine des territoires libérés de la tyrannie financière, des trajectoires recentrées sur la nature nourricière, des combinatoires inexplorées du devenir humain. Le monde, vécu de l’intérieur, s’euphorise qualitativement, s’allège de son image-miroir babylonienne. La société transversale, connective, interactive, fédérative, retrouve la diversité égalitaire des organisations tribales. Ces technologies miraculeuses favorisent partout l’effervescence artistique, la curiosité philosophique, la redécouverte poétique de la vie. La société planétaire se développe comme une société multiple en interaction, une interpénétration d’alternatives en continuelle synergie prospective, adaptatives aux variations situationnelles. Les solutions imaginatives s’expérimentent simultanément sur le terrain, s’émulent et se stimulent, s’intensifient et se diversifient ou s’atténuent et s’exténuent selon leur pertinence cognitive et leur efficience pratique. Cette constante dynamique est naturellement abrogative des pouvoirs statiques, des filtrages bureaucratiques, des calibrages technocratiques. Fulminent les énarques dans leurs tours d’ivoire, le monde en devenir germine avec de nouveaux savoirs.

Mustapha Saha,
sociologue, poète, artiste peintre

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