CRISE ESPAGNOLE: L’ELDORADO MAROCAIN

DÉCIDÉS À FUIR LE CHÔMAGE, ILS SONT DES CENTAINES À QUITTER L’ESPAGNE POUR SE RENDRE AU MAROC. LE DÉTROIT DE GIBRALTAR EN PERD LE NORD.

CRISE ESPAGNOLE: L
Une corne de brume fait vibrer l’air. Seuls quelques porteurs de valises réagissent. A Tanger, ville portuaire du Royaume du Maroc, le va-et-vient des ferries est presque incessant. Les voitures, toutes immatriculées en Espagne, débarquent en premier. La foule de piétons vient ensuite. Une dizaine de passagers ibériques se frayent un chemin vers la sortie. Le bateau arrive de Tarifa, au sud de l’Espagne, dont les côtes sont visibles à l’horizon. Avec son attaché-case, Luis, 31 ans, n’a rien d’un touriste. Il a traversé la Méditerranée pour trouver un emploi. « Entre la crise et les scandales de corruption, tout le monde veut se barrer », assure-t-il. Des dizaines d’Espagnols s’expatrient ainsi chaque semaine au Maroc. Le détroit de Gibraltar, habitué à voir s’écouler un flux migratoire, légal ou non, en perd le nord : désormais, le flot de migrants part de l’Europe vers le Maghreb.

DEUX PROFILS DE MIGRANTS

Paco, 29 ans, regard noir, barbe de trois jours, a déposé ses valises à Tanger en février dernier. Après la faillite du restaurant qui l’employait, il avait dû retourner vivre chez ses parents. Cinq mois de chômage, de centaines de CV envoyés, de découragement. Le chômage en Espagne flirte avec les 27 %. A Tanger, il vivote de petits boulots : opérateur téléphonique dans un call center, commis de cuisine… Il gagne moins de 400 euros par mois. Un salaire suffisant pour le Maroc. Mais trop bas pour aider sa famille en Espagne, ou espérer économiser afin d’y retourner un jour. « C’est provisoire, il y a des opportunités ici », tente-t-il de se rassurer. Beatriz Mesa, chercheur en géopolitique de Rabat, distingue deux profils de migrants. Les premiers s’expatrient à titre individuel, un peu à l’aventure, comme Paco. « Les autres viennent par le truchement d’entreprises espagnoles, dans le secteur de la construction surtout. Des PME qui délocalisent leur activité ou répondent à des appels d’offres marocains », décrit-elle.

COMME DES ROIS AU MAROC

« La crise a transformé les flux migratoires. On voit toujours des Marocains tenter leur chance en Europe, mais ils préfèrent l’Allemagne. Les Espagnols, eux, migrent en nombre. Un de leur point de chute de prédilection est le Maroc. Et la majorité échoue à Tanger, qui n’est qu’à 14 km de leur pays », explique Charlotte Rooijendijk, chercheur hollandaise. La jeune femme est établie à Tanger depuis deux mois. L’après-midi, elle improvise ses bureaux dans le bar de l’hôtel Rembrandt, à deux pas du consulat espagnol. La table croule sous ses notes. « D’après les chiffres officiels, on est passé de 4 700 nouveaux Espagnols enregistrés au Maroc en 2005 à 9 042 en 2011 », énumère-t-elle dans un nuage de fumée, enchaînant les cigarettes. « Mais ces données sont loin de désigner la réalité », concède-t-elle. Rares sont les Espagnols qui s’inscrivent dans leur consulat. Ils n’ont pas besoin de visa pour le Maroc. Et il leur suffit de fouler le territoire européen, même une enclave comme Ceuta, pour remettre les compteurs à zéro. D’après Charlotte Rooijendijk, « ils seraient des dizaines de milliers à vivre ainsi ». Préférer vivre au Maroc quand on est espagnol semble paradoxal. L’économie marocaine accuse un PIB six fois inférieur à celui de l’Espagne. Mais grâce au taux de change de 10 dirhams pour 1 euro, les Espagnols qui travaillent pour des entreprises européennes au Maroc, ou qui arrivent avec des économies, vivent comme des rois. A la nuit tombée, un groupe d’expatriés se retrouve dans les bars de l’avenue Mohamed V pour suivre un match de foot. Ce soir, l’Atletico Madrid affronte le Real en finale de la Copadel Rey. Le patron du Number One distribue les « cervesas » et offre des tapas jusqu’à la fermeture. On se croirait à Madrid. Le lendemain, les expatriés déjeunent chez Juan Carlos. Le restaurateur vient d’ouvrir le Diblue Tanger, face à la future Marina. Depuis sa terrasse, les migrants nostalgiques contemplent l’horizon. Et l’Espagne qu’ils ont quittée. •

LA CHÔMEUSE EN FIN DE DROIT

A 45 ans, Maria a tout quitté : son pays, sa famille, et même sa fille, Paola, 6 ans. « C’est le plus dur, vivre loin de ma fille », murmure-t-elle, le nez plongé dans sa tasse, dans un café en face du consulat espagnol. Après sept ans au service des ressources humaines d’une entreprise de télécommunication, Maria a été licenciée. Elle a envoyé des dizaines de candidatures spontanées, en vain. « Très vite, je suis arrivée en fin de droit. Je n’avais plus aucun revenu. Ma famille me conseillait de partir en Belgique ou en France, mais l’Europe s’écroule comme des dominos », se souvient-elle dans un haussement d’épaules. Pour s’installer, elle vend son smartphone à un jeune homme, 75 euros. Depuis un mois, elle vit dans un appartement vide, sans même le gaz. La vente du téléphone doit lui permettre de payer l’installation du compteur et d’un chauffe-eau. « Bientôt, je vais travailler dans un call center, c’est payé 400 euros, le temps de m’installer, de prendre mes marques », se promet-elle.
« Dans mon pays, sans le réseau, un appui ou de la corruption, c’est impossible de se faire une place »

LE JEUNE ENTREPRENEUR Victor, 27 ans, arrivé en avril 2013

Le premier étage de l’immeuble Safa et Marwa, en plein centre-ville, sent la peinture fraîche. L’immense open space semble inoccupé. Mais deux bureaux et un présentoir d’échantillons prouvent que c’est bien ici que Victor, 27 ans, s’est installé, il y a quelques semaines. Il appartient à ce qu’il surnomme « la génération sacrifiée ». Arrivé sur le marché du travail au plus fort de la crise, ce jeune entrepreneur n’avait aucune chance. « Dans mon pays, sans le réseau, un fort appui financier ou une bonne dose de corruption, c’est impossible de se faire une place, déplore-t-il. J’ai vite compris que si je voulais m’en sortir, il fallait que je prenne mon avenir en main, que je monte ma propre entreprise, ailleurs. » Au Maroc, il vend du matériel aux hôtels. « Après, j’irai faire affaire en Asie, en Thaïlande ou en Malaisie », projette le jeune homme qui se dit lui-même « plein d’ambition ».

LA FILLE ET LA MÈRE Sarmila, 19 ans, maguy, 58 ans, arrivées en août 2012

Sur le front de mer, derrière la baie vitrée du restaurant panoramique La Gelateria, Maguy observe le ballet des ferries. Fin août 2012, cette Franco-Espagnole a traversé, à 58 ans, la Méditerranée avec sa fille de 19 ans, Sarmila. « J’ai fui le désenchantement de mon pays, je n’y avais plus d’avenir. Et ma fille encore moins : comment aurait-elle pu se construire dans un pays en ruine ? » En Espagne, le taux de chômage des jeunes culmine à 55 %. A ses côtés, Sarmila picore des nuggets. Elle hoche vigoureusement la tête quand sa mère compare la crise à « une Troisième Guerre mondiale, avec des armes économiques ». Et ajoute même : « C’est une guerre avec des victimes. Il y a une vague de suicides. » A Barcelone, Maguy était avocate, à son compte. « J’étais démunie, la justice ne fonctionne plus. Je travaillais 14 heures par jour. J’avais un tas de dossiers de gens mis à la rue. J’étais sur le point de péter les plombs. Alors, j’ai tout plaqué », confie-t-elle. Au Maroc, Maguy n’a pas besoin de travailler, une exception. Grâce à la location de son appartement barcelonais, elle coule des jours heureux. Sarmila, sa fille, étudie les sciences politiques par correspondance, suit des cours d’anglais dans un institut et fait son footing tous les matins. Elle aime sa nouvelle vie : « Ici, je me sens plus vivante. Il n’y a pas de stress, ni de peur de l’avenir ».

LE PÈRE DE FAMILLE Antonio, 42 ans, arrivé en 2011

En cinq ans, les nouvelles constructions ont doublé au Maroc. A Tanger, il y a des grues jusque dans le quartier historique de La Medina. Et le vieux port n’y échappe pas. Antonio, 42 ans, a été recruté pour superviser le chantier d’un Hilton. Il travaille au Maroc depuis deux ans déjà. C’est l’un des premiers à s’être expatrié, dès le début de la crise. Il ne trouvait plus de contrat chez lui. Comme la plupart de ses compagnons d’exil, Antonio a traversé seul la Méditerranée. Sa femme et leurs trois enfants de 6, 9 et 11 ans sont restés au pays. « A Madrid, c’est moi qui emmenais mes enfants à l’école, je m’en occupais. Désormais, je vois ma famille un week-end par mois », confie-t-il. Il leur envoie de l’argent pour payer les factures, l’école privée. « Un expatrié qui se débrouille bien peut gagner 20 000 dirhams par mois (2 000 euros) », explique-t-il en haussant la voix pour couvrir le bruit des travaux.

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