Bachar Al-Assad, le survivant

Bachar Al-Assad, le survivant
Quand il regarde par la fenêtre de son domicile, dans le quartier d’Al-Malki, le repaire de l’élite damascène, Bachar Al-Assad peut toujours contempler un semblant de normalité. Le ballet des grosses cylindrées devant les boutiques de luxe, où la nomenklatura prorégime vient se ravitailler en fromages français et iPad minis, le console de ses tournées sur le front, dans les ruines de Daraya, au sud de Damas, ou de Baba Amr, à Homs. En contrebas, vers la place des Omeyyades, la masse imposante du quartier général de l’armée, le principal pilier de son pouvoir, qui a résisté à deux ans et demi de combats et de défections, le rassure sur sa capacité à tenir bon.

Qu’importe que la guerre fasse rage à quelques kilomètres plus à l’est, dans le quartier de Jobar, le point le plus avancé de la progression des rebelles dans Damas ; ou que des obus de mortier tombent de temps à autre sur Malki, comme au mois d’août, où l’un d’eux a explosé non loin de son convoi. Bachar Al-Assad et son épouse, Asma, continuent de se comporter comme si le pays leur appartenait, comme si le cataclysme qui s’est abattu sur celui-ci – 110 000 morts, 2 millions de réfugiés et 5 millions de déplacés – n’avait rien, ou presque, changé, en tout cas rien d’irrémédiable.

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Il y a quelques semaines, pour l’anniversaire d’un de leurs enfants, le couple a organisé un lâcher de ballons, qui a laissé tout le quartier pantois. A la fin du ramadan, mi-août, à l’occasion de l’Aïd el-Fitr, une sympathisante de l’opposition a reçu un appel téléphonique d’Asma, qui, malgré le fracas des explosions alentour, insista pour lui souhaiter "bonne fête". "C’est surréaliste mais c’est comme ça, raconte une source qui a ses entrées dans le premier cercle du pouvoir. Bachar et Asma ne sont pas le genre à se ronger les sangs. Ils ont trouvé leur rythme, la situation ne les atteint plus."

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Le chef d’Etat syrien est d’autant plus optimiste qu’il s’est sorti sans une égratignure de la crise internationale provoquée par son bombardement au sarin de la Ghouta, le 21 août. Non seulement le projet de frappes franco-américaines, brandi en réaction au massacre de centaines d’habitants de cette banlieue de Damas, n’est plus d’actualité, mais l’accord de démantèlement de l’arsenal chimique syrien, conclu le 14 septembre sous l’égide de la Russie et des Etats-Unis, lui permet de rêver à un lent retour en grâce. "On l’a remis au centre du jeu politique, fait remarquer un diplomate étranger, en poste à Damas. Ce n’est évidemment pas avec Ahmed Jarba que l’on va négocier le désarmement. Bachar en est conscient. Il sait que la menace est partie et qu’elle n’est pas près de revenir."

Cela fait quelques mois déjà que le mur d’indignité érigé autour du bourreau des révolutionnaires syriens se fissure. Les services secrets allemands ont rétabli leurs relations avec leurs homologues syriens et les Espagnols ont envoyé un chargé d’affaires en visite à Damas. Mohsen Bilal, un ancien ministre de l’information, a fait une tournée en Espagne et en Italie. Et l’ambassade de l’Union européenne, un temps fermée pour cause d’insécurité, a rouvert ses portes.

UNE MÉCANIQUE DE RELÉGITIMATION

Au pic de la tension avec Paris et Washington, avec un sens du timing consommé, Bachar Al-Assad s’est remis à accorder des interviews, jouant comme sur du velours avec les peurs que la crise syrienne inspire aux opinions publiques occidentales, de l’embrasement régional à la subversion djihadiste : Le Figaro, CBS, Fox News, la télévision russe… Les bureaux du président, dans le quartier d’Afif, dans le nord-ouest de Damas, et sa villa de travail, sur le mont Qassioun, au milieu de la forêt, élément-clé de sa panoplie d’homme d’Etat affable et accessible, n’avaient pas connu pareille animation depuis des mois.

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"Le régime veut croire qu’il passe un cap, que le vent tourne en sa faveur, décrypte un habitué de Damas et de ses jeux de pouvoir. Toute une mécanique de relégitimation est en train de se mettre en place." Dernier jalon en date de cette stratégie de reconquête, la rencontre, jeudi 19 septembre, entre la députée européenne belge Véronique De Keyzer et le maître de Damas. Magnanime, la présidence syrienne a consenti à ne pas médiatiser l’événement, pariant sur le fait que la vice-présidente du groupe socialiste au Parlement de Strasbourg le ferait tout aussi bien elle-même.

Bien vu : de retour à Bruxelles, Véronique De Keyzer n’a pas manqué de dérouler l’argumentaire de son hôte, qui, comme à son habitude, s’est présenté en réformateur incompris, rempart contre les islamistes, garant d’une Syrie laïque et unie et capitaine d’un navire en pleine tempête, qu’il serait criminel d’abandonner. Comme tous les candides introduits dans les salons du Qassioun ou d’Afif, elle a été frappée par "le calme" du président, par sa disposition "à écouter" et "à discuter de tout". En un mot qui serait banal s’il n’était insupportable aux oreilles de tant de Syriens, par son charme.

C’est la marque de fabrique d’Assad fils. Piètre orateur en public, il dégage un charisme inattendu en tête à tête. L’homme que les Nations unies et les ONG de défense des droits de l’homme décrivent en criminel de guerre n’assume pas la manière forte, la violence politique froide et nue. Comme président, il a toujours cherché à se distancier du style glacial et compassé de son père, Hafez, qui n’hésitait pas à discourir pendant des heures devant ses visiteurs.

La méthode ne se résume pas à une tactique de communication. Du temps où il étudiait au lycée français et à la faculté de médecine de Damas, le fils d’Hafez Al-Assad et Anissa Makhlouf, né en 1965, était décrit comme un jeune homme sans histoire, modeste et travailleur. Tout le contraire de son aîné, Bassel, la grande gueule de la famille, fameux pour ses talents de cavalier et ses succès auprès des femmes. Son séjour à Londres, où il se spécialise en ophtalmologie, et sa rencontre en 1994 avec sa future femme, Asma Al-Akhras, analyste financière à la banque américaine JPMorgan, contribuent aussi à l’éloigner du moule paternel.

LE ROYAUME DU SILENCE

Le trône de Damas était réservé à Bassel. Mais sa mort dans un accident de voiture, en janvier 1994, propulse Bachar en première ligne. Après une formation militaire accélérée, qui le voit passer du grade de capitaine à colonel en trois ans, et après s’être fait la main au Liban, l’arrière-cour du régime syrien, le trentenaire est prêt pour succéder à son père, qui décède en juin 2000. Le nouveau "Lion" (assad en arabe signifie "lion") de Damas ordonne aussitôt à la presse officielle de cesser de mettre sa photo à la "une" tous les jours. Il multiplie les apparitions en public, sans garde du corps, s’affichant dans les restaurants de la vieille ville avec sa jeune épouse au style glamour. Il se rêve en despote bienveillant, à l’écoute de ses concitoyens.

L’intelligentsia commence à y croire. Des centaines de prisonniers d’opinion sont libérés et des forums de discussion fleurissent aux quatre coins du pays. Le bon "docteur Bachar" se pique de moderniser l’appareil d’Etat et l’économie, exsangue après trente années de dirigisme à marche forcée. Il entreprend même de mettre au pas les services de renseignement, les redoutables moukhabarat, dont l’arbitraire fait frémir tous les Syriens. "Bachar Al-Assad est un jeune homme remarquable, qui a de grands projets d’ouverture", prédit l’Anglais Patrick Seale, biographe officiel d’Hafez Al-Assad.

Mais le "printemps de Damas" ne tient pas ses promesses. La censure se resserre sur les cercles de débats, obligés de fermer les uns après les autres. Les consultants européens, censés travailler à la réforme de l’administration, jettent l’éponge, agacés par l’attentisme du président, qui les écoute beaucoup mais ne les entend guère. Est-ce sous la pression des barons du régime, jaloux de leurs privilèges ? Ou bien sous l’empire de sa mère et de son frère Maher, les gardiens du temple alaouite ? Longtemps persécutés par la majorité sunnite, les membres de cette dissidence chiite, qui représentent 10 % de la population syrienne et dont le clan Assad est issu, noyautent désormais les centres de pouvoir, notamment les services de sécurité. Quoi qu’il en soit, au bout d’un an, sous couvert de "gradualisme", Bachar Al-Assad referme la parenthèse. La Syrie redevient ce "royaume du silence" dénoncé par l’opposante Suheir Atassi.

UNE BOMBE À RETARDEMENT

Mais nul ne peut figer une société. L’addition du boom démographique, de la hausse du niveau d’éducation et des blocages économiques crée une bombe à retardement. Deux cent mille jeunes débarquent chaque année sur le marché du travail et seule une poignée d’entre eux trouvent à s’employer.

"La Syrie rêvée de Bachar Al-Assad" Reportage du photographe Nicolas Righetti, en 2007, à l’occasion de la réélection du président syrien

A cette époque, Bachar Al-Assad est le maître incontesté du pays. Au congrès du parti Baas de 2005, il s’est débarrassé des ultimes représentants de la vieille garde, comme Moustapha Tlass (ex-ministre de la défense) et Abdel Halim Khaddam (ex-vice-président). Il a placé ses hommes dans les services de sécurité, comme Assef Chawkat, le mari de sa soeur Bouchra, promu patron du renseignement. Et la géopolitique régionale ne lui a jamais été aussi favorable. Non content d’avoir triomphé du boycottage des Etats-Unis et de la France qui l’accusaient alors d’avoir commandité l’assassinat de l’ex-premier ministre libanais Rafik Hariri, en 2005, il s’est réconcilié avec ses voisins turc et irakien et a resserré les liens avec l’Iran, son grand allié.

"Bachar a la capacité de réformer à ce moment, mais il ne fait rien, dit le politologue Souhaïl Belhadj, auteur d’une étude sur la Syrie d’Assad. Il n’entend pas monter la grogne du prolétariat sunnite. C’est sa grande faute, l’angle mort de sa présidence." Instrument de promotion sociale et politique, comme en témoigne l’origine modeste et rurale de la plupart de ses dirigeants, le parti Baas a été marginalisé au profit d’une caste d’affairistes à l’appétit insatiable, incarnée par Rami Makhlouf, un cousin du président, qui a mis sous sa coupe des pans entiers de l’économie locale. Le chef d’Etat syrien croit que ses succès en politique étrangère et son positionnement anti-israélien, notamment son soutien au Hezbollah lors du conflit de l’été 2006 contre l’Etat juif, compensent ses échecs en interne. Il se trompe.

LA DUPLICITÉ DE LA "GIRAFE"

En mars 2011, le martyre des enfants de Deraa, une bande de gamins torturés pour un graffiti irrévérencieux, enclenche un processus qui ne s’arrêtera pas. Bien que plus populaire que ne l’étaient Zine El-Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak, le président syrien ne peut empêcher la vague qui a emporté ses homologues tunisien et égyptien de gagner son pays. L’atavisme répressif du régime, qui laisse ses forces de sécurité mitrailler les cortèges, contribue à l’extension du mouvement, vers Homs, Hama et la plaine côtière. Les dénégations obstinées du président, qui assimile tous les manifestants à des "agents provocateurs" ou à des "terroristes islamistes", radicalisent peu à peu les revendications. A son discours du mois de juin, dans lequel il les taxe de "microbes" contre lesquels la Syrie doit s’immuniser, les protestataires répondent par un slogan définitif : "Les microbes syriens veulent un nouveau docteur", une allusion au background médical du président, qu’ils appellent désormais à renverser.

Pour inverser la tendance, et surtout conserver le soutien des hésitants, le régime fait des concessions. Il démet des gouverneurs aux mains trop tachées de sang, décrète quelques amnisties. En août, il abolit l’article 8 de la Constitution, qui faisait du Baas "le dirigeant de l’Etat et de la société". Une nouvelle Constitution, adoptée par référendum en février de l’année suivante, ouvre la voie au multipartisme, du moins sur le papier. Mais c’est trop peu et trop tard. L’homme que ses adversaires surnomment "Zarafa" (girafe), pour sa silhouette d’échalas au cou interminable, fait lui-même peu de cas de ses promesses d’apaisement. Dans un e-mail intercepté par l’opposition, il répond à sa femme qui vient de lui annoncer qu’elle rentrerait plus tôt que prévu à la maison : "C’est la meilleure réforme dont un pays pouvait rêver. On va l’adopter au lieu de ces lois de pacotille sur les partis, les élections, la presse…"

Même duplicité avec les émissaires étrangers, qui se succèdent à Damas dans les premiers mois de la révolte. Il leur explique, avec le détachement dont il est coutumier, que sa police pâtit d’un manque d’expérience en matière de contrôle des foules et que la libéralisation politique est en marche. Même mépris policé à l’égard des observateurs de la Ligue arabe, venus à l’hiver 2012 superviser un cessez-le-feu que son armée bafoue sur le terrain, tout comme les insurgés d’ailleurs. Un an plus tard, le bourreau d’Homs et d’Alep éconduit Lakhdar Brahimi, l’envoyé spécial de l’ONU, qui s’échine à mettre sur pied un gouvernement de transition, conformément à l’accord de Genève, négocié en juillet 2012 et prétendument accepté par Damas. De belles paroles, mais rien derrière.

"UNE ENTREPRISE DE DESTRUCTION DE LA CLASSE POPULAIRE"

"Contrairement à son père avec qui l’on pouvait traiter, Bachar est un menteur compulsif, dit un observateur attentif de la scène politique syrienne. Tous ceux qui ont voulu négocier avec lui ont été échaudés. Sa seule stratégie, c’est le pourrissement, c’est lui ou le chaos." Comment expliquer un tel cynisme de la part de ce dirigeant à l’allure de M. Tout-le-Monde, cet amateur de pop anglaise, qui commande le DVD d’Harry Potter 7 sur Internet ? "Il a le complexe des dirigeants par défaut, avance un diplomate étranger. Il ne veut pas décevoir ceux qui ont investi en lui pour remplacer Bassel. A force d’en rajouter, le "Docteur Bachar" est devenu "Mister Assad"." Un bon connaisseur du clan présidentiel suggère une autre piste : "A l’instar de Saïf Al-Islam, l’aîné de Mouammar Kadhafi, Bachar Al-Assad est emblématique de cette génération de fils qui, contrairement aux pères, imprégnés d’une vraie culture populaire, ont grandi en ville, parfois à l’étranger, et méprisent leur société. C’est comme cela qu’il a pu se lancer dans son entreprise de destruction de la classe populaire syrienne."

"En Syrie, la région de la Ghouta, encerclée et dévastée" Le reportage du photographe Laurent Van der Stockt dans la région de la Ghouta, située aux portes de la capitale syrienne

A l’automne 2012, l’hypothèse d’un effondrement du régime, brandie hâtivement par bon nombre d’opposants, devient subitement réaliste. Dans la foulée du spectaculaire attentat, en plein centre de Damas, qui a coûté la vie à cinq hauts responsables sécuritaires, dont son beau-frère Assef Chawkat, les rebelles ont resserré leur étau autour de la capitale. La route de l’aéroport est régulièrement attaquée. Le quartier général de l’armée est dévasté par un violent attentat-suicide. Des rumeurs insistantes parlent de cellules dormantes, implantées dans tous les quartiers, avec 20 000 combattants en embuscade. Dans les coulisses de la réunion des Amis de la Syrie, début décembre, à Marrakech, l’ambassadeur américain, Robert Ford, prédit une chute de Bachar Al-Assad "d’ici à la fin du mois".

UN ÉTÉ MEURTRIER ET FASTE

Mais rien ne se passe. En février-mars 2013, le régime semble à nouveau aux abois. Les brigades du front sud, galvanisées par des livraisons d’armes saoudiennes, s’apprêtent à faire leur jonction avec celles de la Ghouta, cette plaine agricole qui ceinture Damas. Secouée par des explosions à répétition, la capitale se transforme en ville fantôme dès la sortie des bureaux. Mais là encore, à court de munitions et d’armes ou faute de coordination, les rebelles doivent reculer. Les forces gouvernementales, épaulées par les miliciens du Hezbollah, enchaînent par une série de contre-offensives qui leur permettent de regagner du terrain durant l’été, notamment à Qoussair et à Homs. L’accord russo-américain de la mi-septembre vient couronner cette séquence faste pour le régime.

Bachar Al-Assad jubile. Il se croit revenu en 2007, le début de la fin de son isolement international, quand la France, imitée par les Etats-Unis, reprenait langue avec lui. A l’époque, il avait su jouer avec brio de l’effet repoussoir du chaos irakien, qui fragilisait la théorie américaine du "régime change". D’une constance remarquable, il brandit aujourd’hui la menace d’Al-Qaida – qu’il n’a cessé d’alimenter en sous-main, notamment en libérant des djihadistes –, pour discréditer ses opposants et se remettre en selle. Une fausse symétrie, qui passe sous silence le fait qu’entre ces deux moments, des pans entiers de la population se sont révoltés, au prix d’un gigantesque sacrifice. Peut-il revenir de là ? Peut-il faire oublier les enfants de la Ghouta, tués par centaines dans leur sommeil ? La guerre civile est loin d’être terminée et l’homme sauvera peut-être sa tête. Mais sauf à régner sur un tas de ruines, un pays emmuré vivant, le régime qui porte son nom est condamné.

Benjamin Barthe
Journaliste au Monde

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