Bachar Al-Assad, intime (Tahar Ben Jelloun)

Bachar Al-Assad, intime (Tahar Ben Jelloun)
C’est par effraction que je suis entré dans la tête du président syrien. C’est une forteresse inaccessible. Avant d’arriver à s’en approcher, il faut passer pas moins de sept barrages. Haute sécurité. Peur et méfiance. Comme son père, Hafez, il se tient à distance. On raconte qu’un jour Hafez Al-Assad a fait fusiller les sept soldats qui devaient filtrer le passage des personnes qui avaient rendez-vous avec lui. Hafez aimait jouer aux échecs avec un ami d’enfance. Chaque après-midi, l’ami se présentait et se faisait fouiller sept fois avant d’arriver à la salle de jeu. Un jour, à force de le voir, les soldats le laissèrent passer sans faire leur travail.
Lorsque Hafez le sut, ordre fut donné d’exécuter les malheureux gardes qui avaient manqué à leur devoir. Le petit Bachar connaît cet épisode, un parmi tant d’autres, aussi sanglants les uns que les autres. Lui aussi est injoignable. Il y a de quoi. Quand on tue, on risque d’être tué. Alors on prend les précautions nécessaires et même plus.

Sa tête n’est pas très grande. Elle est occupée par du foin, des épingles et des lames de rasoir. Je ne sais pas pourquoi. Son cerveau est calme. Pas de stress, pas de nervosité. Je ne sais pas d’où il tient cette tranquillité. Question d’hérédité, ou bien a-t-il suivi des cours du soir pour apprendre à tuer sans que cela le dérange, sans qu’il soit le moins du monde inquiété par le malheur qu’il sème. Je me suis fait tout petit et j’ai tendu l’oreille. Car le petit pense et n’hésite pas à avoir des idées audacieuses :

J’ai tout appris de feu mon père, un grand homme d’Etat, un homme sensible, cultivé et grand stratège. Je me souviens qu’Henry Kissinger l’appréciait beaucoup. Il m’avait dit que lui aussi aimait bien le secrétaire d’Etat américain dont il admirait l’intelligence et le réalisme politique. Ils s’entendaient bien tous les deux. Mon père me rappelait comment cet homme a fait éliminer physiquement Salvador Allende et l’a remplacé par Pinochet.

Ces derniers temps, j’entre en communication avec mon père. Il est génial. C’est lui qui me dicte ce que je dois faire. Il m’encourage et m’indique des pistes à suivre. Il m’a dit dernièrement, au cas où les choses viendraient à empirer, de retourner au Liban, car ni lui ni moi n’avions admis la manière dont notre armée a été expulsée de ce pays en 2005. Même la mort d’Hariri et de quelques autres ingrats n’a pu effacer la honte que ces Libanais nous ont infligée.

Pour le moment, ça va. Je tiens. Pas de panique. D’abord, je ne suis ni Saddam ni Kadhafi. Vous ne me verrez pas ridiculisé par des agents américains en train de chercher des poux dans ma tête ou bien égorgé par des fanatiques. Ces deux-là se sont fait avoir parce que leur niveau d’intelligence n’était pas des meilleurs. Je suis de la famille Al-Assad, une famille et un clan unis et solidaires. Une grande famille, forte et puissante, qui a des traditions. Je ne fais pas n’importe quoi. Je résiste contre un complot international. J’ai des preuves. Aucune envie de voir mon pays devenir une république islamique dirigée par des analphabètes ou bien un bastion de cette gauche stupide juste bonne à parader dans les salons européens.

Mon père m’a appris que, en politique, il faut avoir un coeur de bronze. Le mien, je l’ai habitué à ce qu’il ne se brise jamais. Pas de sentiments, pas de faiblesse. Car je joue ma tête et la vie de toute ma famille. Les voyous qui mettent la Syrie à feu et à sang n’ont que ce qu’ils méritent. On parle de "printemps arabe" ! C’est quoi cette histoire ? Où voit-on un printemps ? Ce n’est pas parce que des agitateurs inconscients occupent des places publiques que les saisons ont changé de rythme et de sens. Chez moi, ce qu’ils appellent "le printemps" ne passera pas.

J’ai donné l’ordre de suspendre cette saison jusqu’à la victoire. Pourquoi le printemps serait synonyme de ma disparition ? Non seulement je ne vais pas mourir, mais je tuerai tout le monde avant. Il est dit dans l’islam que s’il faut sacrifier les deux tiers d’un peuple pour n’en garder qu’un tiers bon, il ne faut pas hésiter. J’applique cette loi vieille comme les Arabes. Je rappelle que la Syrie est un pays laïque, comme la France qui, tout à coup me trahit et me fait la morale. Et le pauvre Obama qui me condamne et parle d’atrocités ! De quoi se mêle-t-il ? Il n’a pas vu ce que son armée a fait en Irak et en Afghanistan ?

Que me reproche-t-on ? De donner l’ordre à l’armée de tirer sur les manifestants ? Si je ne fais pas ça, je perds ma place, je ne me ferai plus respecter. Regardez comment mon ami Moubarak s’est retrouvé du jour au lendemain éjecté de son palais. Il a manqué de détermination et de volonté. L’armée l’a trahi. Le pauvre, quelle déchéance, malade, déprimé, on le traîne sur une civière pour être jugé ! Les peuples sont ingrats. Ils oublient vite ce que les présidents font pour eux. Mon armée est composée en majorité d’hommes fidèles. Ceux qui ont déserté l’ont payé très cher. Je n’ai pas d’états d’âme. Je me défends, je dirai même, c’est de la légitime défense.

J’ai pris la précaution de mettre à l’abri Asma, ma femme, et mes trois enfants, Hafez, Zeyn et Karim. C’est normal, je réagis en bon mari et en bon père de famille. Je vois comment des pères irresponsables poussent leurs enfants à manifester tout en sachant pertinemment qu’ils peuvent tomber sous des balles perdues. On m’a dit que des enfants sont morts. Je n’arrive pas à le croire, et je rends leurs parents responsables de ce malheur, car il n’y a pas pire malheur que de perdre un de ses enfants ; je me souviens de la douleur de mon père le jour où mon frère aîné, Bassel, est mort dans un accident de voiture. Il a pleuré. Oui, j’ai vu mon père pleurer face à l’injustice du destin qui lui a ravi son fils bien-aimé.

Mon père, cet homme exceptionnel qui a fait de la Syrie un grand pays et qui a rendu la vie dure au voisin israélien, ce président a pleuré parce qu’il ne pouvait même pas se venger. Bassel mort, tué par la route. Il n’allait tout de même pas bombarder la route qui fut fatale au fils qu’il préparait pour lui succéder. Il n’a pas supporté d’être contrarié. Moi non plus. Je ne supporterai jamais d’être critiqué ou combattu.

Les Nations unies ont essayé de me salir et me demandent de me retirer. C’est de l’ingérence dans les affaires strictement internes de la Syrie. Que cette assemblée de fantoches me laisse en paix. Partir ? Pour aller où ? Elles me prennent pour un Ben Ali ? Je ne vais tout de même pas monter dans un avion et mendier l’asile politique dans le monde !

Heureusement que la Russie de mon ami Poutine et la Chine ont opposé leur veto. Mon ami Ahmadinejad aussi est avec moi ; il m’appelle souvent et me dit de ne pas céder. Il y a quand même une justice. Les insurgés sont des terroristes, des agents payés par l’Europe et même par certains pays arabes qui ont des comptes à régler avec moi. Vous n’avez qu’à suivre les émissions d’Al-Jazira pour comprendre que le complot existe.

On me parle de tortures ! C’est tout à fait normal de torturer pour éviter des massacres, pour que des innocents ne tombent pas sous les balles des mauvais Syriens.

Je tiens le pays ; je tiens tête à ceux qui veulent instaurer un autre régime ; on devrait me remercier et m’aider à protéger la Syrie du danger islamiste. Je sais ce que les islamistes feront avec ma tribu des alaouites ainsi qu’avec les minorités chrétienne et arménienne. Le Vatican devrait venir à mon secours au lieu de me condamner. Heureusement ce ne sont que des mots. Autre chose que ce que font actuellement les Européens en gelant mes avoirs chez eux et en essayant d’asphyxier le peuple en empêchant les échanges commerciaux. C’est mesquin et malhonnête. On m’en veut parce que la Syrie a toujours tenu tête à l’ennemi sioniste. Elle ne s’est jamais courbée face à Israël.

Mon père m’a dit au lendemain du massacre d’Hama, j’avais 17 ans : tu vois, mon fils, si je n’avais pas réagi avec cette fermeté, ce soir, nous ne serions plus là. Il a eu raison. Moi aussi, si je ne bombarde pas Homs, je sais où je dormirai ce soir : à la morgue ! Alors, il faut arrêter de dire n’importe quoi. 20 000 morts à Hama (à l’époque, personne n’avait réagi) ; à peine 8 000 entre Draa, Homs, Damas et Hama. Et tout ce tintamarre !

Vous savez pourquoi Asma, ma chère femme, m’a épousé ? Pour les valeurs que j’incarne. Elle l’a déclaré dans Paris Match du 10 décembre 2010. Ces valeurs se lisent sur mon visage. J’en suis fier.

Vous savez pourquoi j’ai fait ophtalmologie ? Parce que je suis allergique à la vue du sang.

En quittant cette tête, je me suis pris les pieds dans des fils électriques. Bachar est branché sur la centrale de la torture. C’est lui qui, pour passer le temps, appuie sur la pédale qui envoie des décharges dans les parties génitales des suppliciés. Il paraît que ça l’amuse et renforce sa détermination à débarrasser la Syrie des deux tiers jugés mauvais.

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Ecrivain et poète francophone né à Fès (Maroc) en 1944, a enseigné la philosophie et étudié la psychiatrie sociale avant de devenir romancier. Il est membre de l’académie Goncourt depuis 2008. Il a reçu le prix Goncourt pour "La Nuit sacrée" (Points Seuil, 1987). Auteur de nombreux ouvrages, ses derniers livres parus sont : "L’Etincelle : révoltes dans les pays arabes", "Par le feu", "Que la blessure se ferme" (Gallimard)

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