Aden au temps de Rimbaud

Exposition . Au musée Rimbaud de Charleville-Mézières, un voyage dans ce port d’Arabie, à l’époque où le poète y travailla pour un négociant français.

Aden au temps de Rimbaud
Quel poète ne serait pas ému? Un port du bout du monde que l’on dirait assis au bord d’un volcan, avec les montagnes ocre du djebel Shamsan qui se précipitent brutalement dans des criques déchiquetées, des paysages de tragédie, des couchers de soleil d’une beauté violente, torturée, une mer violacée, «luisante comme un miroir magique», dixit Michel Déon.

Même si la ville est aussi un étouffoir, une marmite rendue infernale par un soleil fou, tous les écrivains ont été saisis par le spectacle d’Aden. Mais pas Rimbaud ! Celui qui s’est mutilé de la poésie (comme l’écrira Mallarmé) et n’en avait plus écrit depuis une dizaine d’années, l’a décrite sans la moindre littérature, d’un simple sarcasme : «Aden… un roc affreux… sans un brin d’herbe… à moins qu’on ne l’apporte.» Pourtant, l’ancienne capitale du protectorat britannique, puis du Sud-Yémen, reléguée aujourd’hui au rôle de havre médiocre, fut essentielle dans la vie du Rimbaud d’après les années météores, celles qui l’ont vu piéton d’Orient et d’Afrique – la ville étant d’ailleurs le trait d’union entre ces deux univers.

Dénuement. Ce «roc affreux», des photos prises à l’époque du poète nous le donnent à découvrir à l’occasion d’une exposition au musée Rimbaud de Charleville-Mézières (Ardennes). Des vues du port, du quartier européen, des grands hôtels, dont celui de l’Univers – qui existe encore, mais dans un drôle d’état, et où le poète séjourna, des factoreries, quelques mosquées…

Mais l’intérêt de l’exposition est d’abord dans les incroyables portraits de ses habitants, qui témoignent que la ville constituait alors l’humanité, qu’elle était une véritable Babel où l’on parlait au moins vingt langues, où l’on croisait cent ethnies ou tribus, où toutes les religions se côtoyaient – ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Ces photos, on ne sait pas qui les a prises, sans doute un studio de la ville, à l’évidence très actif. Mais c’est Alfred Bardey, le patron de Rimbaud, qui les a rassemblées pour son album personnel et ce sont ses descendants qui viennent d’en faire don au musée.

En 1880, lorsque le poète parvient à Aden, il est dans un état total d’épuisement et de dénuement. C’est alors qu’il va croiser Bardey, un marchand-explorateur originaire de Besançon, honnête homme, humaniste, en tout cas très curieux du monde, qui a créé une société de négoce, avec bureau à Aden. Il a le même âge que «l’homme aux semelles de vent». Il va croire à ses mensonges – Rimbaud ose prétendre qu’il est franc-comtois comme lui -, s’occuper du vagabond qu’il est devenu et lui donner du travail : il dirigera les femmes hindoues qui trient le café pour l’exportation. A aucun moment, Bardey ne va se douter – jusqu’à ce qu’il en soit, par hasard, informé – de la qualité de son protégé.

Aden au temps de Rimbaud
Intrépide. Bardey sera donc le «grand témoin» de ces années-là. Mieux encore, il laissera des mémoires que l’on vient de republier (1) sous le titre de Barr-Adjam («terres inconnues» ou «pays des non-Arabes»), souvenirs du patron de Rimbaud – Aden-Harar, 1880-1887. Il y raconte sa vie passionnante d’aventurier-négociant dans une des régions les plus mal connues du monde, ce qui est encore vrai aujourd’hui. Comme l’écrit Claude Jeancolas dans la préface, «Alfred Bardey, pour nous, est le témoin de ces années du silence.

C’est un titre de gloire qui peut paraître moins brillant que celui de témoin de l’adolescence, à la naissance du génie, comme Delahaye ou Izambard, ou témoin des années poétiques quand Rimbaud semble un jeune dieu, dispensé des pesanteurs de notre condition humaine […]. Eh bien non, c’est Bardey qui a la plus belle part. Les années Afrique sont essentielles à notre affection pour Rimbaud. Dans cette vie moins scintillante, il est plus humain, semblable à nous, avec nos peurs existentielles, nos peines, nos luttes quotidiennes et qui ne sont pas grandioses, nos hantises de l’ennui, notre mal d’exister quand on a perdu l’orgueil de croire à notre pouvoir de changer la vie par quelques mots lancés en l’air.»

C’est encore grâce à Bardey que Rimbaud partira à Harar, sur les marges de l’Abyssinie, où il deviendra son agent. Le négociant se montre d’ailleurs tout aussi intrépide que son employé lorsqu’il arpente cette partie de la Corne de l’Afrique. C’est donc encore par lui que l’on peut appréhender ce que Rimbaud a vécu, enduré, tout au long de ses pérégrinations abyssiniennes. Et que l’on comprend pourquoi seules la maladie et la proximité de la mort pouvaient le faire rentrer.

(1) Editions l’Archange Minotaure, 512 pp., 80 photographies, 34,50 euros.

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